Le violeur
— Je vous en prie, commissaire, vous devez me croire ! Je n’ai pas pu faire une chose pareille à deux jours de mon mariage ! Ma fiancée vous le confirmera.
— Elle va venir. Gardez votre calme, monsieur Hartmann.
Le commissaire Meppen, quarante ans, n’a pas la réputation de quelqu’un de commode. Cela fait plus de cinq ans qu’il exerce ses fonctions dans ce quartier central de Dortmund, en Allemagne. La grande ville industrielle de la Rhur est souvent le cadre de drames violents et il a toujours su y faire face avec poigne. Pourtant, en cet instant précis, ce 17 avril 1970, le commissaire Meppen semble avoir perdu quelque peu son assurance. Il promène alternativement son regard sur les deux personnes qui sont dans son bureau : d’un côté, Carlotta Schmidt, seize ans, pull-over rouge et minijupe ; de l’autre, Franz Hartmann, vingt-six ans, un grand gaillard blond à lunettes, l’air intellectuel et sportif à la fois. Franz Hartmann vient de terminer sa dernière année de médecine et, selon ses dires, il est sur le point de se marier.
La jeune fille se met à crier :
— C’est lui ! Je ne peux pas me tromper ! Il est sorti de sa voiture et il m’a sauté dessus. Il voulait me violer. Je lui ai échappé par miracle. C’est lui ! Même sa voix, je la reconnais.
Le commissaire Meppen garde le silence. C’est le type même d’affaire qu’il n’aime pas. Tout à l’heure, au petit matin, la jeune fille est venue au commissariat se plaindre d’avoir été agressée sur un parking à l’entrée de Dortmund. Le commissaire s’est rendu avec elle sur les lieux et elle lui a tout de suite désigné un homme en train de fumer au volant de sa voiture arrêtée. C’était Franz Hartmann…
Ce dernier contre-attaque :
— Enfin, commissaire, si j’avais agressé cette fille la nuit dernière, comme elle le prétend, est-ce que je serais resté sur le parking à vous attendre ? C’est une mythomane ! Elle a désigné la première personne qu’elle a vue et c’est tombé sur moi. C’est elle que vous devez arrêter !
Le commissaire Meppen n’est pas loin de partager cet avis. Il n’y a qu’un seul témoignage, celui de cette adolescente aux allures nerveuses. Dans le doute, il est tout disposé à faire confiance à ce jeune homme bien sous tous rapports… Voici justement sa fiancée qui entre en coup de vent. Kristel est aussi brune que son fiancé est blond. Elle est vêtue avec distinction d’un tailleur de grand couturier. Elle déverse un flot de paroles ininterrompu.
— Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie, commissaire ? Vous savez que, Franz et moi, nous nous marions dans deux jours ? Vous savez qui est ma famille ? Vous savez qui est la sienne ? Vous savez que le bourgmestre en personne assistera à la cérémonie ?
Le commissaire Meppen n’est pas trop impressionné par cet étalage de relations. Il pourrait d’ailleurs répliquer à la jeune fille qu’on a vu des violeurs dans les meilleures familles. Mais, dans le cas présent, il n’a pas à hésiter : il n’a aucune preuve contre ce Franz Hartmann et il doit le relâcher.
— Votre fiancé peut partir, mademoiselle. Je vous souhaite beaucoup de bonheur.
Franz Hartmann s’en va sans saluer le policier ; quant à Carlotta Schmidt, elle se répand en vociférations et elle est expulsée sans ménagements…
Une fois dans sa voiture, après avoir gardé un moment le silence, Franz Hartmann se tourne vers Kristel :
— Chérie, il faut que je te dise la vérité : pour la fille, c’était vrai ! Je ne sais pas ce qui m’a pris. C’est comme si j’avais été subitement quelqu’un d’autre. Heureusement qu’elle a pu s’enfuir, sans quoi je ne sais pas ce qui se serait passé… Kristel, nous devons nous quitter !
La jeune femme ne répond pas. Pendant quelques minutes, c’est le silence. Puis elle finit par dire :
— Nous nous marions dans deux jours. Je ne t’abandonnerai pas…
Deux jours plus tard, le mariage de Franz et de Kristel Hartmann a lieu dans un des plus grands hôtels de Dortmund. C’est une réception très brillante que le bourgmestre honore de sa présence ainsi que de nombreuses personnalités locales. Mais aucune d’elles ne remarque la légère ombre qui passe de temps en temps sur les visages des mariés. Au contraire, quand ils posent pour la photo traditionnelle, ils sourient tous deux à l’avenir.
11 octobre 1982. Les Hartmann ont fêté depuis quelques mois déjà leurs douze ans de mariage. Les Hartmann, qui sont à Dortmund l’exemple même de la réussite sociale et conjugale. Le cabinet de généraliste de Franz ne désemplit pas ; ils ont deux beaux enfants, une fille et un garçon et, pour tout le monde, il est évident que c’est le type même du couple équilibré et uni.
Cette apparence correspond d’ailleurs à la réalité. Jamais le terrible événement de l’avant-veille du mariage ne s’est reproduit. Depuis longtemps d’ailleurs, ni Kristel, ni Franz n’y pensent plus… Jusqu’à ce jour, ou plutôt cette nuit, du 11 octobre 1982.
Vers deux heures du matin, Franz est appelé pour une urgence.
Il rentre une heure plus tard et Kristel, qui l’avait attendu, pousse un cri. Son mari est dans un état effrayant : le costume bleu qu’il avait mis à la hâte est en lambeaux, de même que sa chemise. Il est couvert de sang, notamment sur les mains et le visage. Il explique en haletant ce qui s’est passé.
— En sortant de chez le malade… en reprenant ma voiture, ils étaient là… Trois voyous. Ils m’ont sauté dessus. Ils ont essayé de me prendre mon argent, mais je me suis défendu…
Kristel court chercher de l’alcool et du coton. Elle revient toute pâle.
— Ces blessures, qu’est-ce que c’est ? Des coups de couteau ?
— Oui, ils avaient des couteaux et des rasoirs.
— Il faut aller à l’hôpital.
— Non, ce n’est pas la peine.
— Franz !
— Ce n’est pas la peine, je te dis ! Je suis médecin.
— Tout à l’heure, tu vas aller porter plainte. Tu demanderas un port d’arme. Tu ne peux pas continuer comme cela. C’est trop dangereux !
— On verra. Je vais me coucher. J’ai besoin de repos.
Et Franz Hartmann laisse Kristel toute seule avec ses cotons et son alcool à 90°. Kristel se sent soudain très mal à l’aise. L’odeur fade de l’alcool lui donne envie de vomir… Non, elle se trompe. Elle doit chasser ces pensées !
Quelques heures plus tard, sans avoir pu trouver le sommeil, elle tourne le bouton de son téléviseur. À cette heure-là, il y a un journal consacré aux nouvelles locales. L’image, d’abord floue du speaker, s’immobilise… Il va parler des grèves dans la métallurgie, d’un accident dû à la pollution comme il en arrive assez souvent dans la Rhur. Car il ne peut pas parler d’autre chose !…
Le speaker affiche une mine de circonstance :
— Au chapitre des faits divers, une odieuse agression s’est produite cette nuit à Dortmund dans le quartier du canal.
« Le quartier du canal… » Franz ne lui a-t-il pas dit en raccrochant le récepteur : « Une urgence dans le quartier du canal » ?
— Une jeune fille de seize ans, Lena Bauer, qui avait l’imprudence de se promener seule, a été agressée vers une heure du matin par un sadique. L’individu, qui circulait à bord d’une Mercedes, un homme blond, de grande taille, entre trente-cinq et quarante ans, a violé la malheureuse, malgré sa résistance farouche. La police enquête…
Kristel Hartmann est livide. La marque de la voiture, l’heure, tout concorde. Ces douze ans de bonheur n’avaient été qu’une rémission. Le démon qui habite Franz n’avait pas disparu. Il était là, tapi, bien vivant, attendant son heure, attendant que leur situation soit devenue florissante, qu’ils aient de beaux enfants, une position enviée, pour tout ruiner d’un seul coup… Kristel se précipite dans la chambre où son mari dort. Elle le secoue.
— Franz, il faut que tu partes tout de suite !
Franz, mal réveillé, la regarde, le visage tuméfié…
— Franz, ils ont tout dit à la télévision pour la petite du canal. Ils ont diffusé ton signalement. Il faut que tu ailles à la campagne et que tu y restes jusqu’à ce que tes griffures aient disparu. J’annulerai tes rendez-vous et je dirai que tu as fait une dépression.
Franz Hartmann a retrouvé ses esprits. Il tente de se justifier :
— Je n’ai rien pu faire ! Je te jure que c’était la première fois depuis notre mariage… On aurait dit que c’était la voiture qui s’est arrêtée toute seule et que quelqu’un m’a poussé dehors.
17 juin 1983. Près d’un an a passé. Grâce à la présence d’esprit de Kristel, Franz a pu échapper aux soupçons et l’agresseur de la malheureuse Lena Bauer n’a jamais été retrouvé… Les Hartmann n’habitent plus Dortmund, mais Munich. Ils ont trouvé préférable de quitter la ville, où Franz courait le risque d’être reconnu. Ce dernier, après s’être caché pendant un mois dans leur maison de campagne, est entré en clinique psychiatrique pour essayer de soigner son mal… Apparemment, le traitement semble avoir réussi. Sur le plan professionnel, il est toujours aussi remarquable et il est en train de se faire une clientèle aussi brillante à Munich qu’à Dortmund. Sur le plan privé, tout semble parfait également. Il est un mari attentionné, un père adorable ; les enfants, en particulier, ne se sont aperçus de rien depuis le début.
Mais il serait faux de dire que rien n’est changé dans le couple. Kristel ne trouve plus le sommeil ; par moments, elle est irritable sans raison et elle adresse à son mari des regards bizarres. Franz, lui non plus, n’est plus le même. Il a perdu cette assurance un peu insolente qui lui allait si bien. Surtout quand il doit se rendre à une urgence la nuit. Dans ces moments-là, il est blême. Et Kristel l’est tout autant que lui.
Ce 17 juin 1983, Franz Hartmann quitte son appartement à une heure du matin, pour une crise cardiaque. Lorsqu’il rentre, il n’y a pas le moindre désordre dans sa tenue. Kristel respire, mais pas totalement. Il y a près d’un an que Kristel ne respire plus totalement.
L’après-midi, Kristel Hartmann se promène dans les rues de Munich. Machinalement elle s’arrête devant un kiosque à journaux et l’envie lui prend de demander un quotidien à grand tirage qu’elle ne lit jamais, un quotidien spécialisé dans les faits divers.
Elle n’a pas à le feuilleter. L’information est en première page « Cette nuit, vers une heure trente, une jeune fille de seize ans, Ursula Kolb, a été violée et assassinée par un sadique dans le quartier des Propylées à Munich. Selon certains témoignages, l’agresseur circulait à bord d’une Mercedes. »
Kristel jette le journal dans le caniveau et marche comme une automate. Elle aimerait se tromper, mais tout en elle lui dit qu’il n’y a malheureusement pas d’espoir. Évidemment, Franz ne lui a pas parlé du quartier des Propylées, mais d’un tout autre endroit. Alors, c’est qu’il a menti ou qu’après avoir été visiter son malade, il a erré dans les rues, jusqu’à ce qu’il fasse cette rencontre. Mais cette fois, il a été jusqu’au meurtre.
Kristel rentre chez elle. Elle va directement dans le boudoir, là où se trouve le revolver qu’elle cache depuis le séjour de Franz en clinique. À quoi pense-t-elle en cet instant ? À le tuer ? À se tuer ?… Elle pense certainement, en tout cas, à leurs enfants. Ils ne doivent pas savoir la vérité sur leur père. Pas maintenant…
Quand Franz rentre le soir de son cabinet, elle l’attend, le revolver à la main. Elle tire sur lui, puis retourne l’arme contre elle.
25 juin 1983. Kristel Hartmann est couchée dans une chambre d’hôpital de Munich. Elle repose sur son lit, la tête bandée. À sa porte, un policier est en faction. Car Kristel Hartmann ne jouit plus de sa liberté. Elle a été arrêtée le 17 juin pour le meurtre de son mari. Elle-même a été retrouvée, baignant dans son sang, et elle a, d’ailleurs, eu beaucoup de chance : la balle qu’elle s’est tirée à bout portant a dévié sur l’os du crâne sans atteindre le cerveau. Opérée d’urgence, elle s’est remise rapidement. C’est pourquoi le commissaire Kronberg, de la police de Munich, a obtenu des médecins l’autorisation de l’interroger. Elle est désormais en état de parler.
— Pourquoi avez-vous fait cela, madame ?
Kristel a décidé que la mémoire de son mari resterait intacte quelles qu’en soient les conséquences pour elle.
— Je ne sais pas. Je ne me souviens pas. J’ai dû avoir un accès de folie.
— C’est possible. Les psychiatres le diront, mais je ne le crois pas. Voyez-vous, pendant que vous étiez hospitalisée, j’ai enquêté à Dortmund. Ce que m’a dit, en particulier, mon collègue Meppen, est fort intéressant : votre mari a été suspecté de viol deux jours avant votre mariage.
Involontairement, Kristel tressaille. Le commissaire Kronberg poursuit :
— Vous avez quitté Dortmund bien précipitamment. Là aussi, j’ai fait mon enquête. C’est peu après un autre viol. L’agresseur n’a jamais été retrouvé mais son signalement correspondait à celui de votre mari. Et puis, il y a eu cette jeune fille assassinée, ici, à Munich, la nuit du 17 juin…
Kristel se prend la tête dans les mains.
— J’ai tout tenté ! Franz aussi. Je le croyais guéri, mais quand j’ai su… C’était trop affreux ! Pour les enfants… Il ne fallait pas !
Le commissaire Kronberg pousse un soupir.
— Je suis vraiment désolé, madame Hartmann !
Au ton de sa voix, Kristel pressent qu’il se passe quelque chose.
— Que voulez-vous dire ?
— Le meurtrier, ce n’était pas votre mari. Je l’ai arrêté il y a trois jours. Il a avoué.
— Ce n’est pas possible !
— Tenez. Je vous ai apporté un journal. Je n’ai rien à ajouter. Le reste regarde votre avocat.
Kristel déplie le journal. C’est le même quotidien à fort tirage, spécialisé dans les faits divers où elle avait appris le meurtre. Elle dédaigne l’article principal qui la concerne, elle, et va en page intérieure. Sous le titre : « Un beau coup de filet », elle lit : « Le commissaire Kronberg et ses hommes ont réalisé un beau coup de filet en arrêtant le meurtrier de la malheureuse Ursula Kolb, violée et assassinée dans la nuit du 17 juin. L’individu, Georg Schultz, quarante ans, était un employé de banque honorablement connu et unanimement apprécié. Sa femme, Greta, a été effondrée en apprenant la nouvelle. Elle nous a déclaré : “Je ne comprends rien. Georg était le plus gentil des maris. C’était un père adorable avec ses enfants. Je ne peux pas croire une chose pareille. C’est trop monstrueux !” »
Kristel Hartmann n’a pas été jugée. Elle s’est suicidée peu avant son procès. Elle avait pourtant de bonnes chances d’être acquittée. Mais elle n’a pu supporter la lettre que lui a envoyée sa fille aînée : « Je ne te reverrai jamais. Tu n’es plus ma mère. Tu n’es que l’assassin de mon père et, avec ton avocat, tu cherches à salir sa mémoire. Mais tout cela est faux. Mon père était un homme formidable. »